Le réalisateur polonais Kieslowski représente dans Bleu (1993) le manque et le vide auxquels fait face Julie de Courcy (Juliette Binoche) suite à la mort de son mari et de sa fille dans un accident de voiture. Julie décide de s’isoler et de consacrer sa vie au “rien”. Ainsi libérée de toute attache affective et matérielle, elle a pour seule occupation la contemplation. C’est par un langage cinématographique innovant, par une harmonie nouvelle entre les couleurs et les sons, que Kieslowski invite le spectateur à trouver à son tour un rapport plus esthétique au monde.
Kieslowski ouvre sa trilogie aux couleurs de la France sur Bleu (1993), qui sera suivi de Blanc (1994), et Rouge (1994), allégories novatrices des termes de la devise « Liberté, Egalité, Fraternité ». Récompensé par le Lion d’or et par trois Césars (meilleure actrice dans un rôle principal, meilleur montage et meilleur son), le film représente le deuil de Julie de Courcy (Juliette Binoche) suite au décès de son mari, un célèbre compositeur d’opéra, et de sa fille dans un accident de voiture.
Conformément à son projet, le réalisateur polonais s’interroge sur ce qu’est la liberté lorsque l’on a tout perdu, sur ce qu’est une liberté faite d’absence, de manque et de vacuité. La liberté peut-elle prendre la forme d’une libération absolue et tragique ? La liberté nécessite-t-elle de se reconstruire et de construire une nouvelle vie tout autrement ? La question de la liberté s’articule à la manière dont nous faisons face à la contingence de la vie, symbolisée de la manière la plus violente qui soit : l’accident de voiture. La liberté suppose des choix personnels ou une certaine maîtrise de son existence face à une extériorité qui serait vécue comme contraignante voire aliénante. Toutefois, après l’accident, après la perte d’êtres chers et la perte du sens de sa vie, peut-on encore seulement parler de choix personnels et de maîtrise de son existence ?
Si l’accident produit dès le départ un choc pour Julie (et pour le spectateur), la vie semble devoir continuer. Toutefois, Julie construit une nouvelle vie en se coupant de tout le monde et de toute activité professionnelle ou personnelle. S’ouvre alors une temporalité ralentie, qui ne tombe pas pour autant dans l’ennui, car elle devient propice à la contemplation et au recueil sur soi, pour Julie, comme pour le spectateur.
La fin dès le début ?
Le film s’ouvre sur un plan du dessous de la voiture, le spectateur est immédiatement pris au piège entre la carrosserie métallique roulant à toute allure et le bitume. La rapidité des mouvements, les bruits sifflants, les matériaux durs et sombres, et le tracé déformé des lignes blanches au sol constituent une première scène apocalyptique.
Pourtant, l’accident ne survient pas tout de suite : il y a encore de la vie dans cette voiture. On voit un papier de bonbon bleu brillant s’agiter au-dehors de la fenêtre, et une petite fille qui regarde, rêveuse, par la vitre arrière. L’objet froissé par le vent représente la fragilité de la vie, et le regard tourné vers l’arrière annonce la mélancolie qui deviendra caractéristique du personnage de Julie après la mort de sa fille. Le plan à l’intérieur du tunnel fait défiler les lumières, qui se mêlent et se superposent, à l’instar des souvenirs d’une vie, qui peuvent « défiler » au moment de la mort.
L’accident se produit quelques secondes plus tard en hors champ : on n’entend qu’un bruit sourd au loin, et on ne voit que le regard effrayé d’un adolescent, assis au bord d’une petite route de campagne. Puis, après ce choc se produit un certain retour au calme : un ballon gonflable roule hors de la voiture, une fumée s’élève vers le ciel, et un chien court au loin. Il semble que malgré tout, la vie continue.
L’image suivante constitue un gros plan sur les yeux de Julie qui s’éveille à l’hôpital, seule survivante du drame. Apprenant le décès de son mari et de sa fille, elle tente de se suicider. L’accident est certes le paroxysme de la contingence, caractéristique de la vie, mais l’accident brise aussi la vie et l’envie de vivre. Il y a un « avant » et un « après » l’accident.
Mais il y a bel et bien un après : Julie se ravise au moment d’avaler une poignée de cachets. A ce moment précis, l’infirmière la fixe d’un regard profondément bon, et celui de Julie, en miroir, semble changer sur son destin de survivante : elle retrouve l’espoir et l’envie de vivre. Il s’agit alors de reconstruire son existence, une reconstruction qui passe d’abord par une destruction : sans être aimé, elle s’abstrait de toute occupation, de tout travail, de tout but, sauf peut-être celui d’exister.
Une vie sans rien
Julie vend le manoir familial, donne tout son argent à ses domestiques, se donne une première et une dernière fois à l’ami de son ex-mari, Olivier (Benoît Régent) et part s’installer dans un petit appartement rue Mouffetard sans laisser aucune trace derrière elle. Libérée de toute entrave matérielle et affective, elle est pourtant hantée par les souvenirs de son mari et de sa fille. Le lustre aux cristaux bleus de la chambre de sa fille est la seule relique de son passé et les scènes où elle s’y recueille deviennent bientôt un motif du film.
En effet, le film ne nous offre aucun flash-back conventionnel, aucune image fantomatique des disparus. Les morts n’ont plus aucune concrétude, ils n’ont plus aucune matérialité préhensible, hormis une certaine existence dans la psyché et l’intimité de Julie. Ainsi, les reflets que projettent les cristaux bleus ne sont pas saisissables mais ils continuent à illuminer le visage de Julie.
Comment représenter une vie marquée par le manque et l’absence ? Le film travaille paradoxalement sur l’invisible : sur les disparus, dont l’image ne nous parvient que par des objets (photos, lustre, partitions) ; sur la psyché de Julie, qui ne nous est manifestée que dans le choix des gros plans, de son attention aux détails ; sur la musique qui donne son rythme au film.
La partition inachevée de son défunt mari est peu à peu retouchée et complétée par Julie et Olivier. C’est leur manière de continuer à vivre, de sceller leur lien, mais c’est peut-être aussi une mise en abyme du travail du réalisateur lui-même, dont on voit les difficultés à composer un film, à harmoniser les différents personnages aux projets divergents (Julie et Olivier, les querelles des voisins, les affrontements d’inconnus dans la rue), les différents plans (des plans larges alternés avec des gros plans), les différentes teintes (les nuances de bleu ou les scènes sombres aux couleurs saturées).
L’accident produit une perte de repères dans la vie psychique et matérielle de Julie, mais aussi dans l’aspect formel du film, fait de scènes assez hétéroclites. Le film devient alors davantage une expérience esthétique pour le spectateur, par l’intermédiaire de Julie, qui, extérieure aux affaires humaines, se contente de les contempler.
Accepter la fragilité de notre monde
Cette œuvre, c’est un hymne à la fragilité de la vie, à la périssabilité de la matière. C’est un hymne au banal et au contingent. Le spectateur se perd dans les plans sur des détails qui l’ennuieraient ou le dégoûteraient s’il y était confronté sans l’intermédiaire d’une caméra, s’il y était confronté sans le regard nouveau de Julie : un morceau de sucre qui s’imbibe progressivement de café jusqu’à se dissoudre, un pansement sur la joue d’un agent immobilier, des souriceaux gémissant au fond d’un carton.
La vie est faite d’altérations, d’accidents et c’est ce qui fait paradoxalement sa valeur : non pas seulement parce qu’on peut la perdre et la regretter, mais aussi parce qu’elle se renouvelle sans cesse. Ainsi, la vie est plutôt constituée par des événements, des changements, des accidents qui ne cessent de se mêler et de s’enchaîner, sans pouvoir être fixés et clairement définis. Nous avons habituellement tendance à réduire sous des catégories générales, sous des substrats, la spécificité de notre expérience du réel. Au contraire, ce film nous invite à prêter une attention nouvelle à tous les phénomènes particuliers et uniques. On peut ainsi lire ce film qui s’intéresse aux phénomènes dans leur pur apparaître à l’aide de théories phénoménologiques.
Une contemplation acoustique et visuelle
Toutefois, c’est d’abord par la musique que Julie se rattache à la vie : la douce mélodie du joueur de flûte dans la rue, puis la partition de son mari qu’elle reprend avec Olivier. Tout se passe comme si c’était l’intermédiaire de l’art qui pouvait nous mener à envisager ensuite les phénomènes particuliers plus directement. Or, la musique est cet art spécifique qui ne peut qu’être envisagé pour lui-même, la musique invite au recueil sur soi et à la contemplation pure et désintéressée car on ne peut y apposer un quelconque sens. Cette écoute de la musique, que nous expérimentons tous comme désintéressée dans notre quotidien, appelle, par analogie, à construire un regard plus esthète et désintéressé sur notre environnement.
Le film esthétise également les divers sons du quotidien, et les mêlent à une symphonie plus générale, en montrant de quelle manière les frontières entre l’art et l’ordinaire sont institutionnelles, mais ne correspondent pas à notre expérience du monde. Le film parvient alors à harmoniser la beauté du son (musique et bruit confondus) et la beauté de l’image (pittoresque ou banale) : c’est une véritable expérience synesthésique qu’éprouve Julie en retrouvant progressivement la vie, et c’est d’une telle expérience que le spectateur peut profiter pendant et après ce film.
On ne peut alors qu’inviter non pas à voir, mais à expérimenter cette œuvre : se laisser prendre et se perdre dans son mouvement d’esthétisation du banal, pour ensuite faire de même dans nos expériences ordinaires de la vie : se laisser infuser, et pourrait-on dire, se laisser « accidenter » par ces expériences et ces phénomènes ordinaires, car c’est peut-être ainsi que nous pouvons nous sentir pleinement vivre.
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